Londres, Bilal et moi

« Entre pouvoir partir et pouvoir rester »

Pourquoi certains ressentent le besoin de partir ? Et que d’autres souhaitent rester ? Que les uns peuvent partir ? Et que les autres ne peuvent pas rester ?

Un bon nombre de personnes de mon entourage partent, souvent, pour un temps déterminé. Ils sont, il me semble, animés par un sentiment de vouloir « SE trouver» et que partir dans d’autres pays, serait un moyen. Il serait ainsi important de trouver son endroit géographique (« Find your place » en anglais) pour aussi de manière plus personnelle « trouver sa place ».

Où puis-je me sentir bien ? Sentir l’évidence de mon être et d’être. La possibilité de « trouver sa place » est-elle la même pour tout le monde ? Non. C’est ce que j’ai pu  apprendre en vivant quelques temps à Londres.

J’avais moi aussi cette envie irrépressible de vivre « ailleurs », et plus particulièrement dans cette ville où Big Ben sonne de douze coup l’heure de midi ; ville où depuis la première fois que j’y ai séjourné, j’ai eu le sentiment que c’était « mon endroit ». J’avais trouvé mon endroit géographique, j’allais faire mon temps là-bas, m’installer et trouver ma voie là-bas.

Arrivée à Londres, j’ai d’abord commencé à chercher un travail ; ce qui est nécessaire pour pouvoir s’installer.

Quoique, pour être tout à fait honnête, ce n’est pas tout à fait la première chose que j’ai faite. Brune de couleur de cheveux, je me suis décolorée la masse capillaire, avec une sorte d’eau de javel achetée dans un magasin qui vendait un peu de tout. Pour ce faire, j’avais été aidée par l’amie d’une amie, qui tenait d’une main le fameux flacon de « bleach » et de l’autre un verre de whisky après avoir posé son joint à moitié fumé dans le cendrier de la table du salon.

Avec ma nouvelle tête, d’un blond chaotique mais assumé, je suis partie chercher un emploi, avec mon « poor » et très scolaire anglais. J’avais pris le soin d’apprendre quelques phrases par cœur. La situation, lorsqu’il advenait qu’on me pose plus de questions, était risible. Mais le ridicule ne m’a, en effet, pas tué. Un gérant de kebab, où j’ai déposé un C.V., m’a conseillé, avec bienveillance, d’apprendre l’anglais si je voulais trouver un emploi. Un bon conseil.

J’ai notamment déposé mon CV dans une cafétéria tenue par une famille pakistanaise, un endroit très simple : juste des chaises et des tables à l’intérieur et à l’extérieur, où il n’y avait pas vraiment de décorations. Les gérants me rappellent. Je suis prise pour une semaine d’essai. Après avoir travaillé deux jours avec Bilal, grand brun ayant à peu près mon âge, le manager de l’établissement, je commence à me demander pourquoi ils m’ont embauché car il n’y avait peut-être que cinq personnes à venir prendre un café et une tartine dans la journée. Être deux ne me semblait pas du tout être utile. Je compris peu de temps après la raison de ma présence ; et non, ce n’était pas mes compétences indiscutables pour beurrer une tartine, compétences héritées, sûrement, de parents et de grands-parents brestois.

Bilal m’a montré une réalité que je ne connaissais pas.

Dans le même temps, un food truck de raclette et de tartiflette, faisant le tour des festivals de musique à l’année, m’appelle pour faire une journée d’essai. Le food truck allait rester pour les Jeux Olympiques qui se passaient à Londres cet été là. Travail intense (et payé, enfin !), je ne vois pas la journée passer. Préférant être « occupée », je retourne à la cafétéria prévenir Bilal et son oncle, le propriétaire de la cafétéria, que je ne vais pas continuer à travailler pour eux. L’oncle semble inquiet, il ne semble vraiment pas vouloir que je parte. Il demande à me parler et me fait une offre très simple : si tu veux je peux te payer tout ce que tu veux à Londres, en échange tu signes un papier et tu vis avec Bilal pendant 6 mois. Ah ! Sans plus d’explications.

Je discute de cela avec Bilal que j’avais appris un peu à connaître : on avait le temps de discuter pendant nos journées à attendre de potentiels clients. Il me semblait d’ailleurs, à force de discussion avec lui, que je commençais à parler anglais avec un accent pakistanais. Un mois de plus à la cafétéria, et je suis sûre que s’ajouterait à mon accent français, un accent pakistanais lors de mes échanges en anglais. Il m’explique clairement et très honnêtement sa situation ; et la situation qu’on me proposait alors, car, je cite, « il m’appréciait ». Nous n’étions plus des étrangers l’un pour l’autre.

D’origine pakistanaise, il est arrivé à Londres il y a 2 ans avec un visa étudiant pour entamer une formation en informatique. Il apprécie vivre à Londres ; il y a sa vie, ses amis. Il aime être gérant de la cafétéria, bien que ce n’était pas la voie pour laquelle il s’était destiné avec ses études en informatique. Il ne veut pas retourner au Pakistan car « il y avait, en autres, des coupures d’électricité tout le temps et une politique corrompue ». Mais il y a un problème : son visa britannique expire bientôt. Il m’explique qu’il a donc besoin de « mon » passeport pour rester vivre à Londres, en appuyant sur la différence de couleur de nos passeports : le sien vert, le mien rouge. Pour pouvoir rester, il a besoin de se marier avec une personne ayant la possibilité de s’installer où elle veut dans l’Union européenne, et ici à Londres. Bilal a trouvé son endroit mais il ne peut pas rester. La seule solution était de se marier avec moi (il n’a trouvé personne d’autre), privilégiée par la couleur de mon passeport et donc des droits dévolus à cet « objet ».

Sa demande m’a beaucoup touchée : Bilal m’a montré une réalité que je ne connaissais pas. Je la percevais peut-être mais je ne m’en rendais clairement pas compte. Là, il était en face de moi. La différence de liberté que l’on avait lui et moi, celle de vivre là où on voulait, selon notre nationalité ; nationalité qui ne dépend, généralement, que de notre lieu ou famille de naissance. J’avais l’opportunité d’aller où je voulais, de vivre où je voulais ; lui non ; et il était prêt à se marier avec une inconnue car il avait « find his place » géographique, là, où il allait finalement peut-être « trouver sa place » ; c’est toujours un bon début. C’est la première fois que j’ai été confrontée à cette différence dans la migration et je la comprenais car j’avais une personne et son histoire en face de moi. Je n’avais plus (ou presque) « l’indifférence naïve ».

Il ne me connaissait que depuis quelques jours : sa demande en mariage précipitée était le reflet d’une situation désespérée, reflet dont je prenais part désormais ; un « non » ou un « oui » allait changer sa vie. Toutes les autres solutions avaient été recherchées et épuisées.

Bilal essaye de me convaincre. Je dis non. Un « non » raisonnable donné à une personne connue depuis seulement quelques jours, dans un pays où j’étais fraîchement arrivée. J’ai réfléchi à sa situation longtemps.

Je quitte donc mon poste à la cafétéria pour aller griller des saucisses à la sauce « gravy » dans le stand de tartiflette. Environ trois semaines plus tard, je recontacte Bilal par téléphone. Il ne répond pas. Je ne saurais pas s’il a trouvé une solution à l’expiration de son visa. Nous étions en juillet, il pouvait légalement rester jusqu’en décembre.

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