Dünyalar açıldı

Les mondes se sont ouverts

Cet article a été écrit dans le cadre d’une réflexion collective sur le journalisme et les migrations. Comment en parler aujourd’hui ? Comment retranscrire des situations complexes entrecoupées par des parcours de vie qui ne le sont pas moins.

La scène que vous allez lire est tirée d’un travail de recherche exploratoire effectué à Athènes fin mai 2018 afin de comprendre le contexte migratoire local. Ce travail est le fruit de la rencontre de deux projets issus de la société civile française qui se sont associés le temps de quelques jours. Notre projet, Cities of Hospitability explore les dynamiques urbaines et de cohésion sociale. Nous souhaitons par la suite organiser des marches exploratoires, outil participatif rassemblant migrants et locaux permettant d’établir des diagnostics sur les difficultés rencontrées par ces populations dans l’espace urbain. The Humanisea Challenge vogue sur les mers au sens propre du terme. En voilier, cette équipe de navigateurs-chercheurs fait le tour de la Méditerranée, et interviewe d’autres chercheurs travaillant sur les migrations. On a aimé la complémentarité des démarches. Eux sur les mers, nous sur la terre. Eux, un podcast, nous une vidéo comme rendu de cette exploration. Ils travaillent sur le son et nous sur l’image. Un séjour intense, stimulant et beaucoup de questionnements.

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« Napıyorsun ? Napıyorsun ? / Que fais-tu ? Qu’est-ce que tu fais, hein ? », je lève la tête du viseur de mon appareil photo vers le troisième étage. La voix se rattache à un visage riant encadré de cheveux teints en blond qui interpelle un petit enfant sur le balcon voisin. L’enfant adresse en retour des babilles et agite ses mains qui ne peuvent atteindre la femme penchée sur son propre balcon. Les deux protagonistes s’amusent de cette communication qui paraît routinière. Une poignée de secondes durant, je n’ose interrompre ce manège touchant. Puis je me décide.

« Merhaba ! Nasılsınız ? » Surprises, sourires. « İyiyim, sen nasılsın ? » « İyiyim. » On se sourit encore. On s’est dit bonjour, et on s’est mutuellement assurées que nous allions bien. Le temps flotte ; toutes les deux intriguées de rencontrer une interlocutrice turcophone à Athènes. De son balcon, elle rigole et m’invite à boire le café. Habituée à cette politesse au fil de mes années passées en Turquie, je décline avec un grand sourire. Karin, à mes côtés dans la cour de l’immeuble, me touche le coude, « Pourquoi pas ? ». Elle a raison et j’accepte cette spontanéité qui constitue bien souvent les petits bonheurs du travail de terrain de recherche ou de journalisme. « Aslında geliriz yani / Finalement on viendrait bien. » Elle rigole. Elle semble charmée de ce retournement de situation : « Olur, hadi gelin. Odam 207. / Ça marche, allez venez. Ma chambre c’est la 207. »

Avec ma collègue Karin, nous rangeons nos appareils et nous quittons la cour pour retourner à l’intérieur du City Plaza Hôtel. Un hôtel d’un nouveau genre pour ainsi dire. C’est un lieu de vie depuis maintenant deux ans pour une multitude de gens, demandeurs d’asile, réfugiés, migrants, les termes sont multiples. Plus simplement, des gens qui ont quitté leur pays et sont là aujourd’hui à Athènes habitant depuis quelques semaines, mois ou années, jusqu’à deux ans, dans cet ancien hôtel de centre-ville qui tire son prestige suranné des années 80. Ce squat est géré par un collectif d’activistes qui a décidé, contrairement à d’autres de donner une visibilité à ses actions, notamment via un rendez-vous régulier pour les journalistes ou gens de passage à Athènes. C’est à ce rendez-vous hebdomadaire que nous avons assisté. Un activiste nous a décrit la création de ce lieu, leurs difficultés, leur travail de fond et de plaidoyer, les relations entre habitants de l’immeuble, leur tentative de faire de ce lieu une proposition de solution.

Chambre 217 ou 207 ? On ne sait plus, on essaie de se rappeler les mots.

Je touche un mot aux activistes qui travaillent à l’accueil pour les informer que nous avons été invitées à boire le café dans l’une des chambres. Je suis assez fière d’être invitée. L’activiste en face de moi est un peu surpris et hésite. « Si vous avez été invitées, dans ce cas… » Je l’assure que c’est bien le cas et comprends son hésitation. Lorsque nous sommes arrivés pour visiter le City Plaza Hotel, on nous a bien expliqué la politique du lieu concernant les photos et les vidéos  ; le hall d’entrée et la cour peuvent être photographiés en prenant bien garde à ne cadrer les gens que de dos et pas d’enfants. Un respect du droit à l’image bien appliqué et un respect de l’intimité pour les habitants de cette structure. On informe nos compères d’exploration athénienne. Ensemble, on a déjà interviewé des activistes, des cadres d’ONG et des officiels de la municipalité. Lorsque l’on a l’opportunité de discuter avec un réfugié, un demandeur d’asile, un migrant, on fonce !

Chambre 217 ou 207 ? On ne sait plus, on essaie de se rappeler les mots. Ça ne colle pas. On redescend. Comptons les fenêtres depuis la cour, une, deux, trois ; ça doit bien être 207. On est de retour là-haut. R. nous attend sur le pas de la porte ; et nous houspille gentiment « Bah alors vous étiez où ? Le café vous attend ! » ; il n’en faut pas plus pour que nous nous déchaussions et soyons assises sur la natte qui est posée au sol. J’ai déjà une tasse de Nescafé dans les mains et je suis plongée dans cette ambiance si particulière. Je me rends compte qu’elle me manque et, qu’au détour d’un voyage hors de Turquie, je la retrouve. Chez R., je pourrais être à Istanbul, Gaziantep ou sur les bords de la Mer Noire. Je pose mon dos contre le mur et me détends.

À mes débuts en Turquie, cet exercice très passif ne me convenait pas du tout. Moi qui vois chaque jour comme l’opportunité d’en faire le plus possible, je ne comprenais pas tellement ce temps long de la discussion. On est là pour parler, pour s’écouter, on ne sait pas quand ça va prendre fin. J’y ai pris goût et si on a pas grand-chose à se dire, on est tout de même assis ensemble. Mais ce n’est pas le cas de R. qui en a des choses à dire, plein ! Et tout d’abord son enthousiasme que nous puissions parler en turc. « Kızım ya ! / Ma fille ! Ici personne ne parle turc ; tu trouves des gens qui parlent arabe, farsi, anglais mais turc, jamais ! Quand tu m’as dit « merhaba », dünyalar açıldı / Bonjour et les mondes se sont ouverts. »

Je ne suis pas maître du jeu, qu’une invitée. J’ai appris ça au fil de mes quatre années en Turquie.

Des mois après, cette expression m’est restée. L’image est belle ; R. ouvre les bras pour l’illustrer. Et les différents mondes par lesquels elle est passée se déploient dans l’heure qui suit. Nous dévoilons aussi nos mondes. Des mondes qui se croisent. Karin a dans une autre vie été une archéologue orientaliste et a peut-être bien mangé pendant une excavation dans le restaurant de cuisine syriaque de R., quelque part dans une de ces villes jouxtant la frontière turco-syrienne. R. a également une fille qui habite dans la ville turque où pendant deux ans j’ai travaillé. Qui sait si on n’a pas marché sur un des trottoirs de la ville à la même heure le même jour ?

Et nous rions, beaucoup. R. a l’humour qui décape, et elle l’utilise pour illuminer les situations quotidiennes ou des tranches de vie extraordinaires. Elle explique que l’enfant à qui elle parlait sur le balcon d’à côté, elle l’accueille souvent dans leur chambre et lui donne de la nourriture qu’elle cuisine. Ne le dites à personne, mais elle n’est vraiment pas fan des menus de ses voisins. Elle est certaine que l’enfant préfère sa cuisine à celle de sa famille. Elle rit de sa propre entourloupe. Je ris avec elle et elle en profite pour me mettre dans les mains une cigarette, un briquet, plusieurs petits gâteaux et un verre d’eau. Impossible de rester les mains vides. Et ça me semble naturel désormais. Je ne suis pas maître du jeu, qu’une invitée. J’ai appris ça au fil de mes quatre années en Turquie.

R. nous parle de sa vie avant la guerre en Syrie, de la manière dont elle gérait son restaurant, l’éducation de ses enfants. Elle sourit en expliquant qu’elle continue à cuisiner syriaque ici, on parle recettes. Elle nous explique que sa cuisine n’a rien avoir avec les gastronomies arabe ou turque. Karin acquiesce, ça n’a rien à voir. Et puis R. parle des déplacements, la traversée, l’arrivée sur une île grecque. Un premier vol en avion qui se passe bien et le second qui devait les emmener dans un autre pays européen. Ils sont arrêtés. « Ah ! Je m’étais sacrément bien habillée et j’avais mis des lunettes de soleil, même les policiers l’ont remarqué ; ils ont dit : “Ah les syriens ! Ils essaient de se faire passer pour des touristes” ». Elle avait trouvé un policier qui parlait turc et elle lui avait adressé tandis qu’il la menottait un « Hangi suç var bizde ? / Quelle faute avons-nous commise ? ». Une de ces questions simples qui résument des réalités complexes.

On est invitées à rester manger mais on décline pour de vrai cette fois, les autres membres de l’équipe nous attendent. En partant on le cœur gros, la situation de R. n’a rien de facile et peu de pistes d’améliorations semblent s’offrir. Sur la fin, on a essayé de proposer des idées mais R. ne semble pas entendre. Elle est fatiguée ; elle veut parler, être écoutée. On dirait que l’idée même d’avoir un espoir la fatigue car elle y entrevoit déjà la déception. Son fils derrière a noté les noms de gens qu’on mentionnait, de quartiers avec des communautés turcophones, des centres sociaux. On part, on s’embrasse, on s’accole et on espère se revoir vite, ou un jour.

Sur le chemin du retour, on remonte la rue entre silences et partage de ressentis. Beaucoup d’émotions se mélangent. On commence à penser à la suite de notre prise de vue vidéo. On passe par une place très connue pour la présence de nombreux réfugiés, demandeurs d’asile, migrants, de gens quoi. Ils sont assis sur des murs, sur des bancs. On se dit que ce serait des images qui auraient leur place dans notre vidéo. Et puis non ; est-ce que ça apporterait quelque chose de voir des gens assis sur une place ? Des gens qui visiblement ne viennent pas d’Europe assis sur une place ? Des gens qui visiblement ne viennent pas d’Europe qui ont milles mondes qui se sont ouverts et fermés assis sur une place?

On se dit que non, ça ne ferait ni avancer la compréhension de ce que c’est de migrer, ni de la manière dont on peut faciliter l’accès aux services, ni de ce qui améliore la cohésion sociale.

Mais alors comment ? Il y a mille et une façons, du son, de l’image, des récits, des moments partagés, et c’est une réflexion qui se doit de se renouveler sans cesse. Peut-être que simplement l’important est de ne pas enfermer l’autre dans des postures de victime, de héros, de criminel, être capable de retranscrire une expérience humaine confrontée à des difficultés, celles de s’adapter à un nouvel environnement et parfois des difficultés qui dépassent l’entendement, des guerres, des pertes d’êtres chers, des traversées en mer. C’est une réflexion qui est nécessaire. On se dit tout ça. Et on retrouve nos compères. On les a laissés dans notre enthousiasme, on les retrouve un peu plus pensives. Ils nous attendent, on leur raconte cette rencontre. « Et vous avez pu enregistrer ? »

« Ah bah non, on y a pas pensé. »

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