Changer d’angle, désorienter la peur

Rencontre avec Rayan, journaliste chez Campji

Ruelle du camp de Chatila.

Rayan a vingt-deux ans et comme la plupart de ses collègues elle est enfant de réfugiés vivant à Beyrouth, la capitale du Liban. Depuis 2016 elle réalise des reportages vidéos pour Campji (« habitant du camp » en arabe), un média créé pour « redonner la parole aux réfugiés établis au Liban et porter un autre regard sur les camps ». Une voix alternative où la rencontre, le partage et la transformation sont au cœur de la pratique journalistique.

Caméra ou smartphone à la main, Rayan parcourt quotidiennement les camps de réfugiés de la capitale à la rencontre des habitants et de leurs histoires. Deux ans auparavant elle a rejoint le projet de journalisme « Campji » accompagnée de six autres jeunes Palestiniens et Syriens. Une façon pour eux de lutter contre les clichés véhiculés par les médias libanais mais aussi d’agir pour l’amélioration des conditions de vie des réfugiés.

A l’heure où les financements internationaux alloués aux camps palestiniens s’amenuisent drastiquement, mettant en péril le déjà très fragile système de santé et d’éducation administré par l’UNWRA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, le développement d’outils d’information et de communication susceptibles d’interpeller les populations et les pouvoirs publics est un enjeu majeur pour l’avenir de plusieurs centaines de milliers de personnes.

« Voici le Rond-point de Tayouneh, vous êtes arrivée », m’indique le chauffeur de taxi tandis que je cherche du regard le « Théâtre Tournesol ». J’erre quelques instants aux abords de cet immense chaos urbain situé en plein cœur de Beyrouth, espérant ne pas avoir à m’y mêler. Très vite je constate que quelques mètres à peine me séparent du fameux théâtre. Celui-ci se situe au rez-de-chaussée d’un immeuble d’une dizaine d’étages, où se trouvent les locaux de Campji.

« Les médias traditionnels n’entrent dans les camps que pour couvrir les problèmes. »

Murs blancs, salles de réunion, comité de rédaction ; rien ne laisse présager de réelles différences entre ce média et les médias traditionnels. Une impression vite bousculée par l’intervention de Rayan. Assise entre Lara, la coordinatrice du projet et Samih, son ami et collègue de terrain, elle aborde les racines de Campji, en présente les participants, et surtout la spécificité de leurs trajectoires et de leur pratique du journalisme.

« Nous sommes différents, dit-elle avec assurance, nous parlons de nos histoires, de notre communauté, alors que les médias traditionnels n’entrent dans les camps que pour couvrir les problèmes. » Fondé en novembre 2016 grâce à des financements de la Deutsche Welle Akademie, le média cherche à rompre avec une vision simpliste des camps et de leurs habitants. Une démarche complexe, à l’heure ou l’accueil des exilés suscite de vifs débats au Liban comme en Europe.

Habité par six millions de personnes, le pays compte presque un million et demi de réfugiés palestiniens et syriens installés sur son sol, soit une personne sur quatre, selon le HCR. Tandis qu’un grand nombre de Palestiniens ont rejoint le Liban au cours de l’exode forcé amorcé en 1948, une partie de leurs compatriotes, réfugiés en Syrie, ont récemment été contraints de traverser à leur tour la frontière libanaise aux côtés de centaines de milliers de syriens fuyant la guerre civile. Ce fut notamment le cas de Samih et de sa famille, syro-palestiniens ayant fui le camp de Yarmouk au sud de Damas, avant de rejoindre celui de Chatila, en périphérie de Beyrouth.

Rayan et Samih à la rédaction de Campji.

Tristement célèbre pour le massacre dont il fut le lieu en 1982, ce camp, construit sur un terrain d’environ 1km carré, illustre à lui-seul une partie des problématiques affectant les réfugiés. Si Rayan le décrit spontanément comme un lieu chaleureux « où tout le monde se connaît », elle aborde aussi avec une certaine amertume les transformations qui traversent Chatila aujourd’hui. Enfant du camp et aujourd’hui journaliste en son sein, elle a vu de près les changements induits par l’augmentation progressive du nombre d’habitants, mais aussi plus récemment par les coupures financières dans le système d’éducation et de santé palestinien.

« Depuis peu, certains élèves restent à la maison car leur famille ne peut leur payer d’école privée, ou simplement parce qu’ils n’ont pas suffisamment d’argent pour payer les transports en commun quotidiennement », déplore-t-elle. Administrés par l’UNWRA, la situation des écoles publiques et des centres de santé des camps palestiniens s’est progressivement empirée suite aux décisions budgétaires prises par l’administration de Donald Trump.

Leur approche cherche non seulement à permettre aux premiers concernés de s’emparer du pouvoir de décrire leur réalité mais aussi de la transformer.

Parallèlement, la situation déjà précaire des réfugiés syriens tend elle aussi à se fragiliser. Éparpillés dans une multitude de camps plus ou moins formels sur l’ensemble du territoire libanais, ils ont massivement fui l’extrême violence qui a succédé à la tentative de révolution de 2011. Leur présence est critiquée par certains médias et mouvements politiques libanais qui les désignent fréquemment comme une menace pour la stabilité du pays.

Eux-mêmes ciblés par ces discours, les jeunes journalistes de Campji tentent de riposter en appréhendant la vie de leur communauté sous un autre angle : celui du quotidien.

En songeant aux liens entre elle et les protagonistes de ses reportages, Rayan esquisse un sourire. « Je couvre des histoires auxquelles j’ai aussi dû faire face », raconte-t-elle. « Quand j’aborde les problèmes liés à l’eau, ou aux coupures de courant par exemple, j’ai en mémoire les coupures dans ma propre maison et les matins où je me suis lavée le visage à l’eau salée. »

Filmés depuis les ruelles étroites des périphéries de Beyrouth ou au cœur de la plaine de la Bekaa, les reportages vidéo diffusés sur la plateforme Facebook de Campji s’attachent à rendre visible « l’autre visage des camps ». Chaque semaine se mêlent portraits d’habitants, retours sur les évènements qui ont marqué leur histoire commune et focus sur des problématiques plus actuelles. « Grâce à nos reportages nous souhaitons améliorer le futur des camps », affirme Rayan.

Leur approche cherche non seulement à permettre aux premiers concernés de s’emparer du pouvoir de décrire leur réalité mais aussi de la transformer. Cependant, si elle relate avec fierté l’impact de l’une de ses enquêtes sur la prolifération de dentistes illégaux à Chatila, son visage s’assombrit lorsque l’on vient à aborder l’avenir plus global des camps au Liban.

« Beaucoup de familles de réfugiés cherchent à s’en aller car plus personne ne soutient la Palestine, même l’ONU a arrêté. Que pouvons-nous faire ? Sans travail, sans éducation, sans accès aux soins, sans eau, sans rien », ajoute-t-elle en soupirant. Une pointe de désespoir qui contraste avec l’enthousiasme des premiers instants, lorsqu’elle dépliait l’éventail des enquêtes réalisées avec Samih ces deux dernières années.

« Nous faisons partie de la même communauté des réfugiés », avait alors affirmé ce dernier, soulignant simultanément leur enracinement commun dans une même terre d’incertitudes et leur détermination à semer des graines d’espoir aussi longtemps qu’ils le pourront.

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